Prem Sahib
Interventions semi-permanentes
2022
A l'occasion de Magic Stop, une occupation artistique située dans l’édicule de la Maladière, à Lausanne, le projet Incubator de Prem Sahib sera visible de l'extérieur de la structure du coucher au lever du soleil durant chaque nuit de cet été. Si l'on considère la trajectoire navale inscrite dans la recherche historique de ce projet, Incubator suggère à la fois un phare et la lumière bleue de la surveillance, de l'application de la loi, de l'insomnie et de la fatigue des appareils. S'allumant puis s’assombrissant à nouveau, éclairant à chaque fois son environnement d'une lumière nouvelle, Incubator est une œuvre itinérante qui met en lumière les paramètres de l'architecture au sol de Magic Stop tout en racontant un imaginaire débordement des toilettes du bas (ou du rez-de-chaussée).
Incubator est un geste nocturne qui marque la première d’une série d’interventions semi-permanentes dans l’espace. Il a été conçu originellement pour Mendes Wood en 2017 et aura lieu en tandem avec l’actuel programme de Magic Stop jusqu’à la fin de l’année.
CLaudio Santoro : Durant nos conversations ayant mené à ce projet, on a souvent considéré une entité invisible et fantomatique, comme une plomberie cachée, de l’urbanisme inclusif, une figure absente d’une chatroom en ligne. A quel point ces entités sont-elles réelles dans ta pratique ?
Prem Sahib : Les idées relatives à la présence ont toujours tenu une grande place dans mes réflexions, donc la question de savoir à quel point ces choses sont réelles dans ma pratique est importante. Certaines choses que tu as mentionnées peuvent sembler insaisissables au début, des choses qu’on ne peut pas immédiatement voir ou remarquer, comme la plomberie d’un bâtiment, les décisions de planification urbaine ou même la résonnance fantomatique d’une personne dont on discute les rumeurs dans une chatroom en ligne. Mais leur existence peut tout de même avoir des effets tangibles sur notre manière de penser, de comprendre, de naviguer, de se comporter et d’expérimenter un espace.
J’ai exploré certaines de ces idées de manière assez différente dans ma pratique en général. Comme avec les peintures de sueur (ou laisser en anglais si c’est le titre de l’œuvre) que je fais en utilisant de la résine (Descent, 2020), des œuvres qui réifient un moment autrement transitoire de contact corporel avec une surface humide, où des interruptions abstraites quasi-invisibles sur la surface semblent être arrivées de l'extérieur de la peinture, produites par un corps qui s'est pressé au plus proche et a laissé des traces de contact. Ou avec des boîtes lumineuses (ou laisser en anglais si c’est le titre de l’œuvre) (After Hours, 2015) qui imitent les fenêtres des toilettes publiques, introduisant des contextes spatiaux qui semblent exister au-delà du ici et maintenant. Ou avec des néons programmés pour simuler la respiration. Même à travers des processus tels que le moulage reproduisant des objets dans des matériaux allant à l'encontre de leur fonction initiale, les limitant ou les inhibant d'une manière qui révèle quelque chose sur leur origine, ou sur la façon dont nous pourrions penser qu'ils agissent. Ou en créant des environnements fac-similés, ou en implantant des suggestions narratives à travers des affiches qui font allusion à d'autres possibilités ou à des événements fictifs. Je pourrais continuer.
Mais pour revenir à ta question, j’imagine que toutes ces choses reviennent à une sorte d'enquête sur la façon dont l'environnement construit peut manipuler la façon dont on se déplace, dont on interagit et on ressent. En considérant ça, je m'intéresse toujours à la façon dont les surfaces et les matériaux entrent en collusion dans le processus de production de certaines réalités, mais aussi à la façon dont ils peuvent être exploités ou perturbés pour remettre en question la rigidité des distinctions qui maintiennent ce qui est rendu possible, imaginable ou autorisé dans un espace.
Je crois qu’on part des fois du principe que l’espace est expérimenté de la même manière par tout le monde, ou que l’espace est fait pour tout le monde, mais c’est souvent une question de design, ou plutôt de qui ou quoi ne fait ou ne fait pas partie du design. Je veux refléter la multiplicité des réalités qui sont parfois compliquées, contradictoires et nuancées. Les fantômes, dans ce cas, peuvent devenir des rappels d’un passé pas si lointain, une sorte d’appareil anti-sanitisation qui peut infecter ou chasser le présent. Tout comme les parties cachées d’un bâtiment peuvent démystifier le fonctionnement d’un système plus large, on peut peut-être même tracer des parallèles avec nos propres corps, des systèmes en eux-mêmes que les architectes tentent de maîtriser, où la plomberie peut être ré-imaginée comme des veines, ou les murs comme une membrane séparation ou contenant certaines actions.
Mais le caractère réel d’une chose peut aussi être ce qui la qualifie pour être surveillée, gérée ou contrôlée. Je suis également intéressé par ce que cet espace d’insaisissabilité et de non-présence peut permettre, et par la façon dont quelque chose peut exister en marge du sens et de l’être. C’est en partie pour ça que j’ai été attiré par l’abstraction dans certaines de mes œuvres.
Lorsque vous m'avez invité à participer au projet, Incubator était déjà l'une de mes premières idées pour l'espace, pour un certain nombre de raisons, tant pratiques que conceptuelles. L'œuvre comprend un geste très direct consistant à remplir l'intégralité de l'espace d'une lumière bleue, ce qui lui donne une sorte de physicalité. Mais comme on l'a rapidement découvert, il y a des fissures que la lumière ne peut pas toujours atteindre, parce que, par exemple, nous ne pouvions pas faire passer l'électricité dans certaines parties de l'espace, par exemple en bas, sous la structure de verre qui existe au niveau du sol. Mais j'ai été ravi d'apprendre que cet espace souterrain, moins visible, est une installation de toilettes publiques désaffectée. Au départ, je voulais que la lumière bleue s'infiltre dans tout l'espace, de manière à souligner les paramètres de l'architecture. Même si Incubator n'occupe que l'espace vu au niveau du sol, ce ton de bleu particulier entretient une relation indicielle (je ne sais pas ce qu’il entend par là) avec l'espace inférieur qui m'intéressait.
J'avais été initialement attiré par cette couleur parce qu'elle me rappelle une stratégie d'aménagement urbain utilisée comme moyen de dissuasion pour certains types de comportement antisociaux. À Londres, je voyais une couleur similaire inonder les couloirs des immeubles et les toilettes publiques, où la lumière noire est censée décourager la consommation de drogues par voie intraveineuse en masquant la visibilité des veines. Il s'agit bien sûr d'un exemple discutable et hostile d'intervention spatiale. Certaines études ont même souligné qu'elle pouvait créer des conditions encore plus néfastes pour les consommateurs de drogues. Ce sont ces types de considérations, en rapport avec l'accès, l'exclusion, la conception, l'utilisation et le déplacement, qui ont fait partie de ma réflexion initiale pour cette proposition.
CS : Nous avons décidé que ces interventions se développeraient progressivement en fonction de nos conversations et influences au fil du temps, en commençant par Incubator en été. Le fait d'ajouter la durée comme dimension de l'œuvre modifie-t-il d'une certaine manière sa signification pour vous ?
PS : La durée est déjà une grande partie de l'œuvre, puisque la lumière bleue n'éclaire l'espace que la nuit. Je n'ai montré cette œuvre qu'une seule fois auparavant et c'était dans une galerie commerciale où elle était exposée aux côtés d'une sculpture en forme de nid que j'ai réalisée et qui s'appelle Heron (2017). Dans cette situation, les deux titres suggéraient une relation de quelque chose qui est nourri ou qui grandit dans l'espace. Dans le nouveau contexte, l'œuvre partagera désormais l'espace avec différentes expositions pendant la durée du programme, de sorte que pendant la moitié de la journée, elle créera une nouvelle condition d'éclairage dans laquelle les œuvres à l'intérieur pourront se prélasser, ou une lentille à travers laquelle elles pourront être regardées. Il est important pour moi qu’Incubator place toujours le spectateur à l'extérieur de l'espace, regardant à l'intérieur. Comme il est orienté vers le public, il peut être vu par tous les passants. J'espère donc que sa durée perturbera également les modèles habituels des galeries et des musées en matière d'engagement du public.
Je pense que chaque occasion d'exposer l'œuvre crée des changements dans ses significations et je suis très heureux que cela soit en constante évolution. Pour moi, ça garde l'œuvre vivante et la rend plus dialogique. Comme Liquid Gold (un principe similaire avec de la lumière jaune), je vois Incubator comme une œuvre itinérante, ce qui signifie qu'elle se déplace toujours vers de nouveaux contextes et ne se fixe jamais. Peut-être que l'œuvre elle-même est en fait une accumulation de toutes ces itérations au fil du temps, s'illuminant sans cesse puis diminuant à nouveau, jetant à chaque fois une nouvelle lumière sur son environnement. On ne sait pas comment l'œuvre fonctionnera tant qu'on ne l'a pas essayée. Peut-être qu’on découvrira que la lumière devient une nuisance pour les gens ? Ou peut-être fera-t-elle de l'espace un point de repère temporaire ? Je pense que la durée prolongée me permet de réagir et d'infléchir la direction de l'œuvre en fonction de la façon dont elle réagit dans ce contexte. C'est certainement une occasion d'être plus expérimental et de tester les choses en direct. J'ai déjà l'impression que le titre de l'exposition est plus évocateur de l'anticipation que de ce qui est exactement en train d'être incubé et de ce qui pourrait finalement émerger.
Iacopo Spini : Nous t’avons demandé de prendre en compte les références historiques liées à la Maladière en pensant aux œuvres dans l'espace. L'édicule est situé près de vestiges romains et du siège olympique, qui est aujourd'hui une zone de liaison entre la ville de Lausanne et le bord du lac. C'est un lieu de transit que les gens traversent pour se rendre à la plage Les chauffeurs de bus fatigués montent et descendent les marches de la Maladière avant de terminer leur service, les piétons aussi, par curiosité ou par erreur. La structure est un abri urbain spontané du fait de sa configuration particulière. Qu'est-ce qui t’a intéressé dans cette recherche et comment s'est-elle traduite en réflexions sur une intervention spatiale ?
PS : Plusieurs éléments des recherche que vous avez partagés m'ont intéressé. Vous avez décrit la Maladière comme existant dans un univers naval, partageant structurellement des similitudes avec la conception d'un sous-marin de Jacques Piccard. Cela m'a fait réfléchir à sa proximité avec la plage et à l'étrangeté implicite de sa conception. J'étais conscient que la relation avec une lumière bleue pouvait entraîner des associations codifiées avec l'eau, aussi bien celle du lac que celle d'une sorte de débordement imaginaire des toilettes situées en dessous. Mais également dans cette trajectoire navale et cet espace fait pour le flux d’associations, j'ai commencé à penser à la structure lumineuse comme à un phare, avec son clignotement prolongé s'allumant et s'éteignant chaque jour, signalant un changement d'utilisation. Surtout si l'on en croit ce que vous m'avez dit sur le caractère éphémère de l'endroit, un lieu principalement utilisé par des personnes qui attendent d'aller ailleurs ou qui terminent leur journée de travail. Pour moi, il y a aussi quelque chose à propos de la lumière bleue (pas seulement un bleu littéral) et ses associations contemporaines avec le fait de rester constamment éveillé, de travailler, de ne pas pouvoir dormir, de scroller sans cesse, et la centralité des écrans dans nos vies, toutes ces choses semblent liées à cette lumière nocturne, qui d'une certaine manière apparaît spécifiquement pour ceux qui sont éveillés alors que d'autres sont endormis. Vous m'aviez également parlé du panoptique, qui était à l'origine un dispositif disciplinaire et d'observation. C'est peut-être exagéré, mais je n'ai pu m'empêcher de penser à la lumière bleue des forces de l'ordre, lorsque l'on considère la surveillance ou la régulation de l'espace public. Il était également intéressant d'apprendre la signification d’édicule, un lustre antique, et les connotations qu'il apporte à l'idée de présence, d'immatérialité et de transcendance.
L'œuvre de Prem Sahib (né en 1982 à Londres) incarne un "minimalisme déstabilisé" poétique et provocateur. Il fait référence à l'architecture des espaces publics et privés, aux structures qui façonnent les identités individuelles et communautaires, aux sentiments d'appartenance, d'aliénation et d'enfermement. Mélangeant le personnel et le politique, l'abstraction et la figuration, son formalisme suggère le corps aussi bien que son absence, attirant l'attention sur les traces du toucher et les cadres du regard.
Le travail de Sahib a été largement présenté, notamment dans le cadre d'expositions individuelles institutionnelles : Balconies, au Kunstverein à Hamburg en 2017 et Side On, au ICA London, en 2015, ainsi que dans des expositions collectives dans des espaces tels que la Sharjah Art Foundation, le Migros Museum, la Whitechapel Gallery, la Hayward Gallery, le KW Institute of Art, le Des Moines Art Centre et la Biennale de Gwangju. Ses œuvres font partie des collections de la Tate, du Conseil des arts, de la Government Art Collection (Royaume-Uni), du Musée d'art moderne Astrup Fearnley (Norvège) et du MONA (Australie).
Prem Sahib, Semi-Permanent Interventions, installation view at Magic Stop, Lausanne, 2022. Courtesy of the artist and Magic Stop.
Prem Sahib
Interventions semi-permanentes
2022
A l'occasion de Magic Stop, une occupation artistique située dans l’édicule de la Maladière, à Lausanne, le projet Incubator de Prem Sahib sera visible de l'extérieur de la structure du coucher au lever du soleil durant chaque nuit de cet été. Si l'on considère la trajectoire navale inscrite dans la recherche historique de ce projet, Incubator suggère à la fois un phare et la lumière bleue de la surveillance, de l'application de la loi, de l'insomnie et de la fatigue des appareils. S'allumant puis s’assombrissant à nouveau, éclairant à chaque fois son environnement d'une lumière nouvelle, Incubator est une œuvre itinérante qui met en lumière les paramètres de l'architecture au sol de Magic Stop tout en racontant un imaginaire débordement des toilettes du bas (ou du rez-de-chaussée).
Incubator est un geste nocturne qui marque la première d’une série d’interventions semi-permanentes dans l’espace. Il a été conçu originellement pour Mendes Wood en 2017 et aura lieu en tandem avec l’actuel programme de Magic Stop jusqu’à la fin de l’année.
CLaudio Santoro : Durant nos conversations ayant mené à ce projet, on a souvent considéré une entité invisible et fantomatique, comme une plomberie cachée, de l’urbanisme inclusif, une figure absente d’une chatroom en ligne. A quel point ces entités sont-elles réelles dans ta pratique ?
Prem Sahib : Les idées relatives à la présence ont toujours tenu une grande place dans mes réflexions, donc la question de savoir à quel point ces choses sont réelles dans ma pratique est importante. Certaines choses que tu as mentionnées peuvent sembler insaisissables au début, des choses qu’on ne peut pas immédiatement voir ou remarquer, comme la plomberie d’un bâtiment, les décisions de planification urbaine ou même la résonnance fantomatique d’une personne dont on discute les rumeurs dans une chatroom en ligne. Mais leur existence peut tout de même avoir des effets tangibles sur notre manière de penser, de comprendre, de naviguer, de se comporter et d’expérimenter un espace.
J’ai exploré certaines de ces idées de manière assez différente dans ma pratique en général. Comme avec les peintures de sueur (ou laisser en anglais si c’est le titre de l’œuvre) que je fais en utilisant de la résine (Descent, 2020), des œuvres qui réifient un moment autrement transitoire de contact corporel avec une surface humide, où des interruptions abstraites quasi-invisibles sur la surface semblent être arrivées de l'extérieur de la peinture, produites par un corps qui s'est pressé au plus proche et a laissé des traces de contact. Ou avec des boîtes lumineuses (ou laisser en anglais si c’est le titre de l’œuvre) (After Hours, 2015) qui imitent les fenêtres des toilettes publiques, introduisant des contextes spatiaux qui semblent exister au-delà du ici et maintenant. Ou avec des néons programmés pour simuler la respiration. Même à travers des processus tels que le moulage reproduisant des objets dans des matériaux allant à l'encontre de leur fonction initiale, les limitant ou les inhibant d'une manière qui révèle quelque chose sur leur origine, ou sur la façon dont nous pourrions penser qu'ils agissent. Ou en créant des environnements fac-similés, ou en implantant des suggestions narratives à travers des affiches qui font allusion à d'autres possibilités ou à des événements fictifs. Je pourrais continuer.
Mais pour revenir à ta question, j’imagine que toutes ces choses reviennent à une sorte d'enquête sur la façon dont l'environnement construit peut manipuler la façon dont on se déplace, dont on interagit et on ressent. En considérant ça, je m'intéresse toujours à la façon dont les surfaces et les matériaux entrent en collusion dans le processus de production de certaines réalités, mais aussi à la façon dont ils peuvent être exploités ou perturbés pour remettre en question la rigidité des distinctions qui maintiennent ce qui est rendu possible, imaginable ou autorisé dans un espace.
Je crois qu’on part des fois du principe que l’espace est expérimenté de la même manière par tout le monde, ou que l’espace est fait pour tout le monde, mais c’est souvent une question de design, ou plutôt de qui ou quoi ne fait ou ne fait pas partie du design. Je veux refléter la multiplicité des réalités qui sont parfois compliquées, contradictoires et nuancées. Les fantômes, dans ce cas, peuvent devenir des rappels d’un passé pas si lointain, une sorte d’appareil anti-sanitisation qui peut infecter ou chasser le présent. Tout comme les parties cachées d’un bâtiment peuvent démystifier le fonctionnement d’un système plus large, on peut peut-être même tracer des parallèles avec nos propres corps, des systèmes en eux-mêmes que les architectes tentent de maîtriser, où la plomberie peut être ré-imaginée comme des veines, ou les murs comme une membrane séparation ou contenant certaines actions.
Mais le caractère réel d’une chose peut aussi être ce qui la qualifie pour être surveillée, gérée ou contrôlée. Je suis également intéressé par ce que cet espace d’insaisissabilité et de non-présence peut permettre, et par la façon dont quelque chose peut exister en marge du sens et de l’être. C’est en partie pour ça que j’ai été attiré par l’abstraction dans certaines de mes œuvres.
Lorsque vous m'avez invité à participer au projet, Incubator était déjà l'une de mes premières idées pour l'espace, pour un certain nombre de raisons, tant pratiques que conceptuelles. L'œuvre comprend un geste très direct consistant à remplir l'intégralité de l'espace d'une lumière bleue, ce qui lui donne une sorte de physicalité. Mais comme on l'a rapidement découvert, il y a des fissures que la lumière ne peut pas toujours atteindre, parce que, par exemple, nous ne pouvions pas faire passer l'électricité dans certaines parties de l'espace, par exemple en bas, sous la structure de verre qui existe au niveau du sol. Mais j'ai été ravi d'apprendre que cet espace souterrain, moins visible, est une installation de toilettes publiques désaffectée. Au départ, je voulais que la lumière bleue s'infiltre dans tout l'espace, de manière à souligner les paramètres de l'architecture. Même si Incubator n'occupe que l'espace vu au niveau du sol, ce ton de bleu particulier entretient une relation indicielle (je ne sais pas ce qu’il entend par là) avec l'espace inférieur qui m'intéressait.
J'avais été initialement attiré par cette couleur parce qu'elle me rappelle une stratégie d'aménagement urbain utilisée comme moyen de dissuasion pour certains types de comportement antisociaux. À Londres, je voyais une couleur similaire inonder les couloirs des immeubles et les toilettes publiques, où la lumière noire est censée décourager la consommation de drogues par voie intraveineuse en masquant la visibilité des veines. Il s'agit bien sûr d'un exemple discutable et hostile d'intervention spatiale. Certaines études ont même souligné qu'elle pouvait créer des conditions encore plus néfastes pour les consommateurs de drogues. Ce sont ces types de considérations, en rapport avec l'accès, l'exclusion, la conception, l'utilisation et le déplacement, qui ont fait partie de ma réflexion initiale pour cette proposition.
CS : Nous avons décidé que ces interventions se développeraient progressivement en fonction de nos conversations et influences au fil du temps, en commençant par Incubator en été. Le fait d'ajouter la durée comme dimension de l'œuvre modifie-t-il d'une certaine manière sa signification pour vous ?
PS : La durée est déjà une grande partie de l'œuvre, puisque la lumière bleue n'éclaire l'espace que la nuit. Je n'ai montré cette œuvre qu'une seule fois auparavant et c'était dans une galerie commerciale où elle était exposée aux côtés d'une sculpture en forme de nid que j'ai réalisée et qui s'appelle Heron (2017). Dans cette situation, les deux titres suggéraient une relation de quelque chose qui est nourri ou qui grandit dans l'espace. Dans le nouveau contexte, l'œuvre partagera désormais l'espace avec différentes expositions pendant la durée du programme, de sorte que pendant la moitié de la journée, elle créera une nouvelle condition d'éclairage dans laquelle les œuvres à l'intérieur pourront se prélasser, ou une lentille à travers laquelle elles pourront être regardées. Il est important pour moi qu’Incubator place toujours le spectateur à l'extérieur de l'espace, regardant à l'intérieur. Comme il est orienté vers le public, il peut être vu par tous les passants. J'espère donc que sa durée perturbera également les modèles habituels des galeries et des musées en matière d'engagement du public.
Je pense que chaque occasion d'exposer l'œuvre crée des changements dans ses significations et je suis très heureux que cela soit en constante évolution. Pour moi, ça garde l'œuvre vivante et la rend plus dialogique. Comme Liquid Gold (un principe similaire avec de la lumière jaune), je vois Incubator comme une œuvre itinérante, ce qui signifie qu'elle se déplace toujours vers de nouveaux contextes et ne se fixe jamais. Peut-être que l'œuvre elle-même est en fait une accumulation de toutes ces itérations au fil du temps, s'illuminant sans cesse puis diminuant à nouveau, jetant à chaque fois une nouvelle lumière sur son environnement. On ne sait pas comment l'œuvre fonctionnera tant qu'on ne l'a pas essayée. Peut-être qu’on découvrira que la lumière devient une nuisance pour les gens ? Ou peut-être fera-t-elle de l'espace un point de repère temporaire ? Je pense que la durée prolongée me permet de réagir et d'infléchir la direction de l'œuvre en fonction de la façon dont elle réagit dans ce contexte. C'est certainement une occasion d'être plus expérimental et de tester les choses en direct. J'ai déjà l'impression que le titre de l'exposition est plus évocateur de l'anticipation que de ce qui est exactement en train d'être incubé et de ce qui pourrait finalement émerger.
Iacopo Spini : Nous t’avons demandé de prendre en compte les références historiques liées à la Maladière en pensant aux œuvres dans l'espace. L'édicule est situé près de vestiges romains et du siège olympique, qui est aujourd'hui une zone de liaison entre la ville de Lausanne et le bord du lac. C'est un lieu de transit que les gens traversent pour se rendre à la plage Les chauffeurs de bus fatigués montent et descendent les marches de la Maladière avant de terminer leur service, les piétons aussi, par curiosité ou par erreur. La structure est un abri urbain spontané du fait de sa configuration particulière. Qu'est-ce qui t’a intéressé dans cette recherche et comment s'est-elle traduite en réflexions sur une intervention spatiale ?
PS : Plusieurs éléments des recherche que vous avez partagés m'ont intéressé. Vous avez décrit la Maladière comme existant dans un univers naval, partageant structurellement des similitudes avec la conception d'un sous-marin de Jacques Piccard. Cela m'a fait réfléchir à sa proximité avec la plage et à l'étrangeté implicite de sa conception. J'étais conscient que la relation avec une lumière bleue pouvait entraîner des associations codifiées avec l'eau, aussi bien celle du lac que celle d'une sorte de débordement imaginaire des toilettes situées en dessous. Mais également dans cette trajectoire navale et cet espace fait pour le flux d’associations, j'ai commencé à penser à la structure lumineuse comme à un phare, avec son clignotement prolongé s'allumant et s'éteignant chaque jour, signalant un changement d'utilisation. Surtout si l'on en croit ce que vous m'avez dit sur le caractère éphémère de l'endroit, un lieu principalement utilisé par des personnes qui attendent d'aller ailleurs ou qui terminent leur journée de travail. Pour moi, il y a aussi quelque chose à propos de la lumière bleue (pas seulement un bleu littéral) et ses associations contemporaines avec le fait de rester constamment éveillé, de travailler, de ne pas pouvoir dormir, de scroller sans cesse, et la centralité des écrans dans nos vies, toutes ces choses semblent liées à cette lumière nocturne, qui d'une certaine manière apparaît spécifiquement pour ceux qui sont éveillés alors que d'autres sont endormis. Vous m'aviez également parlé du panoptique, qui était à l'origine un dispositif disciplinaire et d'observation. C'est peut-être exagéré, mais je n'ai pu m'empêcher de penser à la lumière bleue des forces de l'ordre, lorsque l'on considère la surveillance ou la régulation de l'espace public. Il était également intéressant d'apprendre la signification d’édicule, un lustre antique, et les connotations qu'il apporte à l'idée de présence, d'immatérialité et de transcendance.
L'œuvre de Prem Sahib (né en 1982 à Londres) incarne un "minimalisme déstabilisé" poétique et provocateur. Il fait référence à l'architecture des espaces publics et privés, aux structures qui façonnent les identités individuelles et communautaires, aux sentiments d'appartenance, d'aliénation et d'enfermement. Mélangeant le personnel et le politique, l'abstraction et la figuration, son formalisme suggère le corps aussi bien que son absence, attirant l'attention sur les traces du toucher et les cadres du regard.
Le travail de Sahib a été largement présenté, notamment dans le cadre d'expositions individuelles institutionnelles : Balconies, au Kunstverein à Hamburg en 2017 et Side On, au ICA London, en 2015, ainsi que dans des expositions collectives dans des espaces tels que la Sharjah Art Foundation, le Migros Museum, la Whitechapel Gallery, la Hayward Gallery, le KW Institute of Art, le Des Moines Art Centre et la Biennale de Gwangju. Ses œuvres font partie des collections de la Tate, du Conseil des arts, de la Government Art Collection (Royaume-Uni), du Musée d'art moderne Astrup Fearnley (Norvège) et du MONA (Australie).
Prem Sahib, Semi-Permanent Interventions, installation view at Magic Stop, Lausanne, 2022. Courtesy of the artist and Magic Stop.